11 Films - WORLD TRADE CENTER - Partie 1

F-BOUCOURT-210910_039.jpg

 

Hier j’ai déposé 11 films au laboratoire. Ils sont numérotés 1 à 10. Il y a deux n°9. Je n’ai pas fait attention à l’époque.

Ces 11 films ont vingt ans. Je les ai fait le 11 septembre 2001 devant des images d’avions qui percutent des tours, des nuages de fumée, des explosions. Des images qui ont tourné en boucle.

Les déposer la veille c’est devancer l’événement d’une journée. C’est réorganiser le temps, lui donner une dimension nouvelle. Je pense à ces pas à rebours des personnages du film « Tenet » de Christopher Nolan.

Vivre les choses dans deux espaces temps et en même temps.

C’est l’impression que j’ai eu lorsque j’ai vu les Taliban prendre Kaboul au mois d’août. Ils ont compressé le Temps. C’est comme si leur présence avait soudain supprimé les vingt années qui se sont écoulées entre les attentats et leur retour au pouvoir.

C’est pourtant long, vingt ans, pour un humain. Pour moi, c’est à la fois beaucoup au regard de ce qui me sépare de cette date et très peu au regard de ce que j’aurais aimé faire. Ce 11 septembre mon fils avait exactement 9 mois. Il tenait dans mes bras. Un souvenir « comme si c’était hier ». Il a maintenant vingt ans. Et hier, c’est au guidon d’une moto de 1000 CC que je l’ai regardé partir pour un périple de 900 km. Entre-temps, ma fille avait réalisé son rêve, vivre un an aux USA et fêter ses 20 ans à New York.

Vingt ans, le temps d’élever deux enfants.

 

Je n’étais pas à New York ce 11 septembre. J’étais en Normandie. C’est mon frère qui vivait là-bas. Evidemment je me souviens parfaitement de ce que je faisais ce jour là. De la couleur du temps, de la voix de ma belle-sœur, Julia m’expliquant au téléphone ce qui venait de se passer, me disant qu’Eric était loin, dans un autre quartier.

 

A l’évocation de ce souvenir je me rends compte que j’ai mémorisé son numéro de téléphone de l’époque, 212-431-1623.

 

Je vois défiler les images sur notre téléviseur. Les avions qui percutent les tours. Les bâtiments qui s’effondrent, la poussière qui recouvre tout, les gens qui hurlent, les sirènes des pompiers new yorkais. A cette époque j’étais allé à New York trois fois. Ces sirènes faisaient partie du paysage sonore de mes déambulations dans les rues de Manhattan.

La sidération est grande devant ces images. Elles sont loin. J’aimerais les faire miennes pour être là-bas moi-aussi. Pour absorber l’événement.

 

Je décide de prendre mon appareil photo. Je commence à cadrer l’écran de la télévision. L’appareil est un Nikon F801 que je possède encore. Il est chargé d’un film positif Provia 100. Je photographie. Je fais un film de 36 poses. Puis je vais chercher un trépied. Je prends un peu plus de recul. Je fais un autre film. Je continue ainsi longtemps et je change de sensibilité. Il me reste quelques films de 400 ISO. Je pousse deux films à 200 ISO.

Lorsque je m’arrête, il y a onze films.

Jusqu’au 9 septembre, ils sont restés non développés.

Ils ont connu le frais d’un réfrigérateur à films. Puis six déménagements. Puis l’oubli. Les écarts de température d’un box glacé en hiver, humide au printemps et torride en été.

Il y a quelques jours lorsque j’ai décidé de les développer ils ont fait les frais d’un immense trou de mémoire. Je ne savais plus où je les avais rangés.

 

Quelle intention avais-je au moment de faire ces photos d’un écran de télé ?

Peut-être aucune. Peut-être que de disposer un appareil photo et de me mettre dans la position d’un photographe était une expérience cathartique.

Cela je ne le sais plus.

 

Ce qui se joue pour moi ici, c’est tout à la fois le sens de la production des archives que les images des photographes représentent pour la société mais aussi ma propre mémoire. Mon propre vécu de cet événement non vécu.

11 Films est un travail sur la préservation de la mémoire et son altération. Sur la perception que nous donnent les images d'un événement vécu à distance et pour lequel seul les images nous offrent une réalité. Comme ces films conservés pendant vingt ans, notre mémoire ravive des images altérées. Et par conséquent nous donne une image subjective et néanmoins vraie d'un événement.

Manhattan et les deux tours du World Trade Center depuis Brooklyn - 2000 -

Manhattan et les deux tours du World Trade Center depuis Brooklyn - 2000 -