Constellation

Ceci n’est plus une merde, c’est le Cosmos.

Je fais un usage artistique de la merde !

De ce ready-made organique je puise l’inspiration qui conduit mon imaginaire aux confins d’une poésie du sublime et du trivial.

Je me penche au-dessus de cette matière fécale en décomposition et je contemple ce paysage nouveau.

Ce n’est plus une merde.

Ce n’est plus cette bouse qui, une fois séchée servait de combustible aux montagnards. Ils en faisaient (et font peut-être toujours) un usage utilitaire. Ils capitalisaient sur cette matière première gratuite détournée en combustible. Alternative écologique qui palliait la rareté du bois de chauffage à certaines altitudes. Les petites galettes de bouses séchées étaient visibles sur les balcons des chalets, formant des piles à la manière des tommes de Savoie. J’ai pu en voir il y a longtemps dans certains villages d’altitude dans les Alpes françaises.

Depuis le regard singulier que je leur porte, elles perdent toute fonction utilitaire.

Et cependant, métaphoriquement, on pourrait dire que leur fonction de combustible est maintenue dans la mesure où ces bouses, séchées, piquées de minuscules petits trous forés par les mouches, habiles ouvrières d’une extraction sélective, devient matière à penser, combustible de l’imaginaire.

Matière à rêver devrais-je-dire.

Matière à créer qu’offre le pas de côté émotionnel et esthétique qui, grâce à la photographie, trouve une version plastique de cette mutation opérée par mon esprit au moment où mon regard entre en contact avec les vestiges de ces dizaines de monticules effondrés, aplatis sous l’effet d’une érosion, d’une évaporation organique à l’œuvre. Ils flottent sur les pentes. Leurs créatrices ont disparu. Parties vers d’autres pâturages, prêtes à poursuivre leur production.

Alors la matière devenue objet de pensée, se matérialise autrement, d’abord en lumière sur la surface du capteur numérique de l’appareil photo. Puis l’expérience se poursuit loin des dénivelés alpestres et devient la transcription mémorielle nourrie du souvenir de l’expérience sensible au moment de la rencontre.

Interviewé en 1963 par la télévision suisse, Nicolas Bouvier répondait à la question posée par le journaliste à propos du titre de son livre, L’usage du monde, écrit six ans après son voyage, « […] l’usage du monde je l’ai compris comme l’usage qu’on en fait, l’usage qu’on peut faire de cette expérience, […] et non pas du tout l’usage qu’on en a. »

J’adopte ici la même approche avec la photographie. L’instrument réputé fidèle dans sa retranscription du réel, devient pour moi l’interprète d’une expérience esthétique de « l’usage du monde »[1].

Alors le déchet, le fécal, la matière abandonnée change d’usage. Je contemple une constellation lumineuse sur un fond d’espace noir. De cette surface soyeuse et brillante, clairsemée de petits trous noirs apparaît un paysage cosmique. Des continents, des constellations.

Yves Bonnefoy a ces mots « En vérité, il suffit que quelque chose me touche - et cela peut-être la plus humble […] – pour que l’être se clive, et sa lumière, et je suis en exil. »[2]

Offrir en partage une expérience sensorielle personnelle implique que l’on trouve, en écho, l’usage du regardeur qui à son tour parcourra l’œuvre à sa manière. Et fera de cet usage sa propre expérience qui transformera peut-être son regard et l’œuvre elle-même.


[1] Interview du 28 novembre 1963 dans l’émission littéraire A livre ouvert de la RTS https://www.rts.ch/archives/tv/culture/a-livre-ouvert/3467006-lusage-du-monde.html

 

[2] Yves Bonnefoy, L’arrière-pays [1972] Paris, Gallimard, « Poésie », 2005 p23-24 cité par Sylvain Dournel, L’usage du monde, Chemins d’une poétique pages 163 à 175, Cairn.info https://shs.cairn.info/revue-roman2050-2018-1-page-163?lang=fr#re4no4

 Ce texte et les photographies ont été publiées dans le n°145 de la Revue Inter éditée par Le Lieu centre d’art actuel à Québec